« Il a encore fait ceci, elle n’a toujours pas fait cela, il n’a encore rien compris, on dirait qu’elle le fait exprès, elle m’a dans le nez, il ne m’écoute jamais, ils n’en font qu’à leur tête, il n’a aucun sens de ses responsabilités, ça fait vingt fois que je leur dis, c’est comme si je n’avais rien fait, de toutes façons, une fois de plus, comme toujours, et voilà, ça ne m’étonne même plus, je ne sais pas pourquoi je continue à faire des efforts, s’il n’est pas content il n’a qu’à partir, de toutes façons elle ne peut pas me virer, elle peut toujours courir pour avoir son dossier demain matin, il peut toujours courir pour avoir son augmentation le mois prochain… »
Hélas, hélas, qui n’a jamais entendu ou proféré de tels cris de fatigue, de découragement ou de colère ? Il n’est pas rare que les membres d’une même équipe aient le sentiment d’être en lutte contre leurs collaborateurs. Lutte pour obtenir les éléments nécessaires à leur travail, lutte pour se faire entendre, lutte pour avancer méthodiquement, lutte pour un climat cordial… Il semble extrêmement difficile à un groupe de marcher ensemble, au même rythme, vers le même objectif, chacun tenant le rôle qui lui incombe, sans empiéter sur le voisin mais néanmoins conscient et à l’écoute des besoins de ses collaborateurs. Conscient de la globalité du système dans lequel il s’inscrit. Conscient de sa responsabilité, de ses compétences et de ses limites.
Pourquoi de telles difficultés à être ensemble ?
De multiples raisons et leurs remèdes ont déjà été avancées par de nombreux cerveaux pertinents. On accuse le manque de vision, le manque de communication, le manque d’écoute, le manque de remise en question, le manque de formation, le manque de confiance, la manque de clairvoyance, le manque de bonne volonté, le manque de réalisme… Mais de qui ? Car dans la plupart des quotidiens, quoi qu’il en soit, c’est avant tout l’autre qu’on accuse. Cet éternel « moi je, toi tu » qui n’a jamais rien résolu mais conforte celui qui le dit dans son bon droit, déversant sur l’autre toute la responsabilité de la situation.
Je suis horrifiée quand j’entends dire qu’un manager ne doit pas s’excuser, sans quoi il perd de son autorité. Qu’il doit être stable et se montrer infaillible, faute de quoi ses collaborateurs finiront par douter de lui. Je suis dépitée quand j’entends des managers me raconter leurs efforts pour rendre la communication plus fluide, et le manque de répondant de la part de leurs équipes à cette ouverture. Alors, faut-il s’ouvrir ou ne faut-il pas ? Quels risques peut-on prendre dans la construction des rapports de travail ? Comment donner la parole et la prendre en compte sans risquer de faire vaciller toute la structure ? Comment faire baisser les barrières qui nous tiennent séparés et transformer petit à petit le ‘moi je, toi tu » en conscience collective ?
Des méthodes magiques venues d’ailleurs ?
L’arrivée en France des méthodes de management et de développement personnel à l’américaine nous ont, je crois, fourvoyés dans notre positionnement face à ces questions. Nous avons cru que ces méthodes allaient nous sauver des dysfonctionnements dont nous sommes à la fois victimes et promoteurs. Nous avons cru que nous étions américains. We are all Americans, dîmes-nous un certain jour de septembre de début de millénaire. Comme nous sommes tous Charlie aujourd’hui à travers le monde.
Eh bien non, nous ne sommes ni Charlie ni américains. Il nous faut inventer des réponses qui nous soient propres. De même que personne ne pourra jamais dessiner comme Charb, Tignous ou Wolinski, personne ni aucun groupe ne pourra jamais se développer avec les méthodes des autres, surtout si elles viennent de loin. Chaque groupe a besoin d’inventer en interne des réponses spécifiques à ses dysfonctionnements. Le « moi je, toi tu », doit devenir « comment nous? »
Certes, il y a des bases communes à la psychologie de tout être humain et de tout groupe. Certes, connaître les mécanismes qui impactent aide à réguler un minimum les débordements. Mais il ne faut pas confondre les outils avec les réponses. Une réponse à un problème s’invente toujours, même si l’on utilise les mêmes outils. Chaque groupe doit inventer ses réponses en fonction des personnes qui le composent et des événements qu’il traverse. Chaque jour, nous faisons l’expérience des différences de sensibilité : tel comportement va agresser untel et faire rire son voisin. Telle parole va faire du bien au voisin aujourd’hui et le laisser de marbre demain. Chacun sait que si Gérard est en colère, il faut le laisser aller faire un tour en ville, et si c’est Monique, il faut lui offrir un café-crème. Si on oblige Gérard à boire le café ou Monique à sortir du bureau, on n’aura guère que renforcé le malaise. On sait tous cela, c’est écrit dans les livres de méthodologie relationnelle. Alors pourquoi cela ne marche-t-il pas ?
Ce qui rend une méthode efficace
Pour réfléchir à cette question, je me suis demandée pourquoi la CNV (communication non violente) m’irritait autant. C’est pour le moins paradoxal : elle a pour vocation de pacifier les relations, et elle produit, chez moi (et chez d’autres), le contraire. Je ne supporte pas d’entendre mon interlocuteur reformuler mes paroles en introduisant son intervention par « si je te comprends bien » ou « est-ce que tu veux dire que ? ». En en discutant avec une amie très investie dans les expériences de sociocratie, j’ai découvert qu’elle pratiquait également la CNV, mais que cela ne se voyait pas. Elle avait fait sien l’objectif de la CNV et c’était devenu, non plus de la CNV, mais un désir réel de comprendre l’autre. Par conséquent, cela ne me heurtait plus. C’était même très plaisant de débattre avec elle.
Car ce n’est pas la méthode en elle-même qui m’exaspère, mais le fait qu’elle soit utilisée comme une technique-miracle. Si l’on n’est pas sincère dans la démarche mentale que propose la méthode -à savoir, ici, chercher véritablement à comprendre l’autre, c’est à dire essayer de toutes ses forces de se déplacer mentalement pour quitter son propre point de vue- la méthode devient une espèce d’épouvantail de mauvais plastique qui donne simplement à l’autre l’impression qu’on le trouve bête au point de penser le leurrer en feignant l’intérêt…
Cela vaut pour n’importe quelle tentative de communication avec autrui. Nous avons besoin de sincérité, d’efforts, et surtout, nous avons besoins de penser que c’est nous qui avons besoin de nous ouvrir, de changer, de ne plus avoir peur, de faire confiance. Nous avons besoin de prendre de vrais risques humains. C’est en nous autorisant à laisser agir notre vulnérabilité que nous devenons plus solides. C’est en laissant s’exprimer notre sensibilité que nous pouvons comprendre celle des autres et ainsi construire ensemble. La vulnérabilité n’est pas la faiblesse, c’est la respiration de la sensibilité. Alors comment devient-on sensible à autrui et à son intelligence ? C’est très simple : en travaillant sa propre sensibilité, c’est à dire en nourrissant l’artiste qui est en nous.
A vos pinceaux !